La Fabrique par
PAUL VIRILIO
« Je suis joué par un acteur, il est à l'intérieur de mes yeux, il touche avec mes mains », déclare au public l'unique personnage de la Tragédie comique, jouée au théâtre des Bouffes du Nord, au printemps 1989... Dans ce seul en scène, le comédien Yves Hunstad illustre à merveille le paradoxe de cette téléprésence qui permet d'éviter l'obstacle, l'opacité d'un quelconque partenaire, à l'instar de ce que préconisait, il y a huit ans, Marvin Minsky.
Le paradoxe du comédien se retourne dès lors comme un gant (DATA GLOVE), le personnage n'est plus en quête d'un quelconque auteur, mais d'un acteur à parasiter, à phagocyter totalement. Perché sur la lune, scrutant la terre en quête d'un acteur pour « être joué », le « personnage » du haut de ses limbes avise, au début de la pièce, un innocent enfant: ce sera lui son « comédien »; La suite est facile à imaginer, d'autant que le personnage ne cesse de nous y convier.
Environnement virtuel, présence virtuelle, temps imaginaire... le parallèle avec les technologies interactives est lumineux, comme si ces dernières, issues du « théâtre d'opération » de la guerre, ne cessaient d'y revenir, par le biais du développement de la télécommande et de la télésurveillance civile. Mais écoutons Yves Hunstad parler de son métier : « L'acteur, sans cesse transposé dans plusieurs rôles en relation avec la vie, a une personnalité fragilisée ; il se jette corps et âme dans un autre squelette, un autre cerveau. Cela lui permet d'aller plus loin, d'avoir plus d'audace. »
Non plus tellement avancer dans l'espace hors scène, mais aller plus loin en soi sur scène ; avancer sur place dans la fixité d'une scène quelconque, théâtrale ou urbaine, la téléprésence à distance permettant d'échapper à l'unicité du présent-vivant pour devenir n'importe qui, n'importe quoi, n'importe où... devenir indifféremment MICROSCOPE ou TÉLESCOPE, phénomène d'une optique active, ou plutôt d'une optique actrice, répondant ainsi par l'affirmative à la question que posait, on s'en souvient, Edmund Husserl : « La chair optique n'a-t-elle pas comme corps, sa place dans l'espace des corps ? »
N'oublions cependant pas le titre de cette fable : la Tragédie comique, confusion du tragique et de la comédie, pour un être solitaire fragilisé à l'extrême, l'acteur chair optique, pour n'importe quel regard tant soi peu attentif à la substitution, au misérable miracle de la scène, théâtrale ou interactive. Née de la ville et donc d'un phénomène de sédentarisation, la mise en scène théâtrale a toujours eu pour objectif premier d'empêcher le spectateur de bouger. La magnificence des cirques et des théâtres antiques trahissant finalement l'invention d'un tout premier véhicule statique, la fixation pathologique d'une population attentive au spectacle de la chair optique de l'acteur en mouvement.
Notre « civilisation » n'ayant jamais su réaliser autre chose qu'un perpétuel prolongement de la sédentarisation urbaine première. Fixer dans l'immeuble de l'insulae romaine, puis fixer dans le meuble automobile des différents « moyens de transport» de la modernité européenne, les dernières technologies de l'interactivité domiciliaire et de la téléprésence prolongeront encore ce processus, grâce au prochain développement d'un dernier « véhicule-statique », pour fixer à jamais la personnalité d'un individu, plus exactement d'un sujet, dont l'unique mouvement sera celui de l'acteur sur scène ; ce téléacteur qui ne se jettera plus dans un quelconque moyen de déplacement physique mais uniquement dans un autre corps, un corps optique pour aller plus loin sans bouger, pour voir avec d'autres yeux, toucher avec d'autres mains que les siennes, pour être là-bas sans y être vraiment, étranger à lui-même, transfuge de son propre corps, exilé à jamais...
Finalement, le théâtre antique aura été à l'AUDIOVISUALITÉ du corps optique de l’acteur, ce que le stade était déjà à l'AUTOMOBILITÉ du corps physique de l'athlète: l'invention d'une motilité sur-place se substituant à la mobilité dans l'espace; les comédiens ne déplaçant leur « personnage », aux yeux des spectateurs assis sur les gradins, qu'à l'intérieur des étroites limites de la scène, d'une « scène » qui tient compte elle-même des limites orbitales du regard... en attendant plus tard, beaucoup plus tard, l'innovation de l'écran puis de ce terminal affichant en temps réel, l'espace d'une réalité exotique et lointaine, à l'instar d'un voyage sans voyage et d'un déplacement sans déplacement, tel que seul le permettait jusqu'alors le théâtre, grâce à l'asservissement de l'acteur et du spectateur, mais d'abord du personnage et de son acteur, comme l'illustre si bien le comédien Yves Hunstad.
En effet, après la télévision, la téléaction et la téléprésence vont renouer avec le phénomène de possession d'un corps propre par une image, une image mentale. Ce vieux mythe du dédoublement, non seulement de la personnalité fragile de l'acteur, mais surtout, de la réalité du monde extérieur; pour ce « téléacteur » agissant instantanément dans un environnement géographique devenu à son tour virtuel... La question philosophique n'étant plus exactement : Qui suis- je vraiment ? mais : Où suis-je actuellement ? Cette confusion de l’éthique et de l'esthétique, de l'endotique et de l'exotique, va provoquer une ultime inertie, une inertie foncièrement relativiste puisque, non content de s'interroger sur sa position ou sur sa vitalité même, à l'exemple de cette particule dont nous parle (c'est cela même le temps réel) incertain quant à sa position dans l'espace et indéterminé quant à son véritable régime de temporalité, l'endoréférence pondérale du corps physique cédant soudain la place à l'exo-référence comportementale d'un « corps optique », due à la seule vitesse de transmission de la vision, comme de l'action. Dans ces conditions, comment ne pas entrevoir le rôle du DERNIER VÉHICULE : faire de son occupant, ce voyageur sans voyage, ce passager sans passage, l'ultime étranger, transfuge de lui- même, à la fois exilé du monde extérieur, cet espace réel d'une étendue géophysique en voie de disparition, et exilé de ce monde intérieur; étranger à ce corps animal, cette masse pondérale, aussi fragilisée que l'est désormais celle de ce corps territorial planétaire en voie d'ex- termination avancée?
Une performance illustrera ce dernier propos : au mois de décembre 1986, pour la première fois dans l'histoire du transport aérien, un appareil effectuait sans escale le tour de la terre. VOYAGER, c'est son nom, effaçait ainsi la différence de nature entre le satellite en orbite basse, et l'avion circum-terrestre. Un objet piloté de main d'homme échappait au sol de référence. Conçu par l'ingénieur Burt Rutan, le frère du pilote, ce prototype d'avion orbital ne représentait pourtant qu'une première tentative pour un projet autrement plus ambitieux : celui de réaliser un engin volant mû par la seule énergie humaine (à l'instar du GOSSAMER ALBATROSS de l'ingénieur Mac Ready) et capable de satelliser un homme par ses propres moyens. Faire de ce dernier, non plus l'égal de l'aigle, mais l'équivalent parfait d'un astre, d'un astéroïde. Atteindre par ses seules forces cette inertie où la masse pondérale du corps de l'homme devient identique à celle d'une planète en apesanteur...
Paul Virilio, juillet 1989